Nouveautés du mois

L’INTERVIEW MARTINE ROSE

La créatrice avant-gardiste nous parle de ses premiers souvenirs liés à la mode, de la culture club dans les années 90 et du pantalon ample.

Par Simon Chilvers.

Après avoir monté un escalier peint, recouvert de tissu et de néons formant le nom de Martine Rose, nous arrivons dans un studio spacieux et aérien. La créatrice nous accueille en personne, habillée d’un pantalon en velours rouge et d’un sweat-shirt gris chiné. Elle arbore un grand sourire et nous propose du thé. Lors de notre rencontre, Martine Rose n’est qu’à une semaine de son prochain défilé, prévu en marge de la Fashion Week pour homme de Londres. Elle semble pourtant détendue et ravie de nous recevoir. Ses deux derniers défilés, pour les collections automne-hiver 2017 et printemps-été 2018, ont respectivement pris place dans un marché couvert et dans une salle d’escalade (à Tottenham, dans le nord de Londres) : deux temps forts de la saison et de véritables succès critiques.

Martine Rose crée du prêt-à-porter masculin depuis l’obtention de son diplôme à la Middlesex University en 2002 et ses collections sont tout sauf conventionnelles et grand public. Sa marque a évolué de façon progressive et logique. Elle s’inspire de sous-cultures, de musique et de modèles masculins bien loin des critères de beauté actuels : coursiers, ouvriers du bâtiment, cuisiniers. Et elle se retrouve toujours attirée par ces personnages. Un avant-goût de la collection printemps-été 2019 ? « Le mauvais garçon qui aime les raves », nous dit-elle en souriant. « Je crois que ce personnage a beaucoup de points communs avec la personne que je suis et avec les choses que je veux dire. » Selon elle, cette nouvelle collection, qui accueillera pour la première fois des chaussures, des bijoux et des lunettes, reprend et améliore certaines idées présentées pour la saison automne-hiver 2014, déjà très imprégnée de la culture rave. Elle s’empresse cependant d’ajouter qu’il n’y a rien de nostalgique dans tout ça.

Martine Rose automne-hiver 2018

En plus de sa marque, Martine Rose travaille également comme consultante en prêt-à-porter masculin pour Balenciaga, une marque qui a connu une véritable révolution sous la direction artistique de Demna Gvasalia. Synonyme de polos oversize, de jeans amples et d’anoraks colorés, leur collaboration pour la marque a fréquemment été associée à la formule « dad chic » par la presse spécialisée. Un terme qui n’est pas pour déplaire à Martine Rose.

En parallèle, sa propre collection automne-hiver 2018 rend hommage à ses anciennes créations et à ses thèmes de prédilection avec des hauts à capuche et empiècements, des chemises vichy arborant des flyers de raves et des maillots de football asymétriques, reproduisant l’effet d’un joueur tirant sur le col d’un autre. « C’est hyper masculin et très sexualisé. L’idée était vraiment de représenter la lutte entre ces hommes », explique-t-elle. Comme on pouvait s’y attendre, plusieurs itérations ont été nécessaires pour arriver au résultat souhaité. « Ça ne devait pas avoir l’air trop lisse. Nous voulions quelque chose d’imparfait, avec du style », complète-t-elle.

Martine Rose a vécu à Londres toute sa vie, sa mère était infirmière, son père comptable et elle a aujourd’hui deux enfants, et elle pense qu’elle a découvert son amour pour la mode grâce à la scène musicale de la ville. « Quand j’allais dans des raves jungle, je m’habillais de façon pratique. J’avais toujours cet énorme manteau avec des vêtements sportswear en dessous », se souvient-elle. « Mais pour les soirées underground, je faisais plus attention à ma tenue ». Faisant évoluer les codes de cette scène nocturne des années 90, ses créations sont aussi populaires auprès des hommes que des femmes. C’est bien la preuve de sa capacité en tant que créatrice à s’inscrire dans l’air du temps sans même s’en rendre compte.

On vous associe souvent à la démocratisation du pantalon très ample. Qu'est-ce que vous en pensez ?

« Ce n’est pas vrai [rires]. On est toujours associé à quelque chose. Beaucoup de créateurs ont proposé des pantalons amples avant moi, mais c’est juste une pièce qui fonctionne bien pour moi. Je les aime pour leur côté extrême. Ils sont amusants. C’est une façon de s’interroger sur ce qu’il est raisonnable de porter ou non. La mode doit être amusante. Elle doit être absurde. Outre les codes et les messages qu’elle transmet, par exemple sur notre sexualité, notre affiliation politique ou nos goûts musicaux, les vêtements doivent garder ce côté amusant et ludique. »

Quel est votre premier souvenir avec la mode ?

« C’est un moment d’éveil pour moi, une prise de conscience. J’avais neuf ans. La maison de ma grand-mère était au centre de tout. Mes cousins et moi y étions tous les dimanches matin et mon cousin Darren revenait souvent du Raindance de Camden avec ses amis. Ils se retrouvaient tous dans le parc de Clapham Common et ils continuaient à danser. Une sorte de rave en journée. Ils apportaient leurs enceintes. Les gens utilisaient les haut-parleurs de leur voiture. Et comme c’était un parc, j’avais le droit d’y aller. D’une certaine façon, je disposais de cet étrange accès à la vie nocturne londonienne en plein jour. C’était vraiment une période à part à Londres avec l’arrivée de la house music. Et j’avais déjà ce sentiment de savoir ce qui me plaisait sans même savoir de quoi il s’agissait. Darren s’habillait beaucoup en BOY London et il avait pour habitude de me déguiser avec ses vêtements. C’était mon premier contact avec la musique et la mode. À l’époque, je ne savais pas que c’était la mode qui me plaisait vraiment, c’était un tout. »

Dans quelle mesure votre rôle de consultante pour Balenciaga a-t-il influencé votre propre marque ?

« Ma marque est en fait de mon premier travail. Jusque-là, j’avais toujours travaillé à mon compte et c’était un univers que je ne connaissais pas vraiment. C’est intéressant de découvrir les coulisses des grandes maisons et de voir comment les "professionnels" travaillent. Ça m’a permis de mûrir et de mieux transmettre mes idées. Travailler avec Demna Gvasalia m’a énormément appris. Il est vraiment intelligent. C’est un excellent créateur et directeur artistique. Il est très généreux. Et il aime les nouvelles idées. Si j’ai commencé à travailler avec lui, c’est en premier lieu parce que nous nous entendions vraiment bien sur le plan personnel. Nous n’avons même pas parlé de travail lors de notre première rencontre. Et nous avons fini par réaliser que nous travaillions de façon assez similaire. Nous marchons au feeling. Je pense que travailler pour Balenciaga m’a permis de me dire que je faisais les choses dans les règles de l’art. Ça m’a donné confiance en moi. »

Martine Rose printemps-été 2018
Martine Rose automne-hiver 2017

Qu’est-ce qui a le plus changé depuis que vous créez du prêt-à-porter masculin ?

« On ne peut pas sous-estimer le pouvoir des réseaux sociaux et leur impact sur la mode. Ils ont démocratisé la mode et facilité la démarche des consommateurs. Quand j’ai commencé dans ce milieu, après être sortie de l’université en 2002, la mode n’était pas vraiment bien considérée, on ne faisait pas ça pour l’argent. Mes parents me demandaient comment j’allais vivre. Maintenant, c’est tout l’inverse. C’est presque comme être banquier ! Je suis assez mitigée sur ce sujet. Auparavant, on se tournait vers la mode pour exprimer ses idées, parce qu’on ne rentrait dans aucune case. Mais les réseaux sociaux ont changé tout ça. Nous verrons bien ce que l’avenir nous réserve. »

La tendance est aux femmes portant des vêtements pour hommes. C’est quelque chose que vous avez toujours fait. Qu’est-ce que vous en pensez ?

« Je ne sais pas. Ce n’était pas intentionnel. J’ai simplement créé ce que j’aurais naturellement voulu porter. Je porte des vêtements de garçon. Je ne me vois pas créer des robes alors que je n’en porte pas. Et c’est quelque chose qui parle aux femmes. C’est un sujet qui revient à chaque collection : est-ce que je veux proposer du prêt-à-porter féminin pour rendre hommage aux femmes qui m’ont marquée dans la vie ? Et je finis toujours par me dire que, de toute façon, les femmes portent ce que je fais. »

Martine Rose printemps-été 2017

Afficher les crédits

PHOTOGRAPHIES : Clément Pascal, geordie wood.

The Style Report
The Style Report
THE STYLE REPORT